Qu’on se rassure : dans Spada, il est certes question d’un tueur en série, mais celui-ci n’appartient pas à l’espèce invasive de psychopathes qui peuplent de plus en plus de mauvais thrillers, abominables incarnations du mal relevant désormais du lieu commun. Il n’est qu’une silhouette, un prétexte. Des détails de l’enquête pour l’identifier puis le capturer, il ne sera guère fait mention. Les meurtres se succèdent et, faute de piste, la police piétine. Voilà tout ce qu’il faut savoir, hormis l’information suivante : les victimes sont des Tziganes ayant un casier judiciaire. Des truands, des voleurs, des proxénètes tués à l’arme blanche dans les rues de Bucarest.

En Roumanie – 23 millions d’habitants, dont 2 millions de Roms –, ce fait divers défraie la chronique et divise aussi bien la classe politique que l’opinion publique. Pour un quart des citoyens, « Le Poignard » agit en justicier et se substitue aux forces de l’ordre condamnées à l’impuissance face aux clans mafieux. Le parti d’extrême droite applaudit. Pour d’autres, ces crimes impunis constituent une grave entorse à l’Etat de droit. Qui sait si le tueur ne bénéficie pas de complicités au sein de la police ? La Fondation roumaine pour la défense des droits de l’homme y voit un signe manifeste de discrimination envers une minorité, de même que l’unique député rom au Parlement. Pour l’Union européenne, pareilles exactions envoient un signal fâcheux sur le climat social, déjà plombé par la crise économique. Pour le gouvernement, il s’agit d’une désastreuse contre-propagande.

Pulsions xénophobes

Et les effets de cette affaire ne se font pas attendre. Emeutes, manifestations, bavure policière… Les tensions ethniques et idéologiques s’exacerbent. A un an de l’élection présidentielle, les politiques essayent de tirer leur épingle du jeu.

Né en 1963, Bogdan Teodorescu est devenu journaliste juste après la chute de Ceausescu, en 1989. En 1996, le voilà nommé secrétaire d’Etat, ministre intérimaire à l’information. Auteur de romans, d’essais, et de recueils de poésie, il est aujourd’hui professeur à l’Ecole nationale d’études politiques et l’un des éditorialistes les plus réputés du pays.

En Roumanie, les lecteurs ont vu Spada comme un roman à clef, rendant à chaque rôle son personnage dans la vie réelle. Qu’ils soient ou non reconnaissables, l’éminence grise, le bouc émissaire, le stratège, le pyromane, l’allié objectif, le concurrent à abattre, etc., éveillent un sentiment familier. Ils sont de toutes les époques, de tous les pays et en résonance aiguë avec l’actualité. Particulièrement au sein d’une Union européenne travaillée par le repli nationaliste et les pulsions xénophobes. Et c’est aussi les contradictions de l’Europe à l’égard des Roms que souligne ce roman, à travers le discours du président roumain, un modéré, à l’ambassadeur d’Allemagne : « Si certains d’entre eux provoquent de l’insécurité sociale chez vous, ne pensez-vous pas que cela soit la même chose chez nous ? Quand vous les renvoyez ici, vous faites preuve de charité sociale, alors que chez nous cela se transforme brusquement en acte d’agression ethnique ! »

Inaugurant les éditions Agullo spécialisées dans la littérature noire, Spada est donc moins un polar qu’un passionnant thriller politico-médiatique que structure une forme atypique. Bogdan Teodorescu coupe court, en effet, aux descriptions. Souvent il privilégie les scènes de dialogue, le récit direct de l’information, sous forme d’allocutions télévisées, de réunions ministérielles ou d’articles de presse. En somme, les coulisses du pouvoir et ses représentations.

Macha Séry

(www.lemonde.fr)